Avec ses flancs abrupts, le roc semble percer les flots comme une aiguille et s’élever tout droit vers le ciel, où il culmine à 560 mètres d’altitude. L’île est surtout très fine, comme une lame de couteau affûtée ou la nageoire dorsale d’un gigantesque monstre marin.
Sur ce rocher vertigineux, une rare végétation parvient tant bien que mal à s’accrocher. Et à 70 mètres de haut précisément, il y a un tout petit buisson épineux, sec et battu par les vents.
Et sous ce minuscule buisson, entre les racines solidement ancrées dans une profonde fissure rocheuse, deux chercheurs Australiens ont découvert quelque chose de fabuleux, d’extraordinaire, de fascinant : les traces d’un Géant qui n’avait pas donné signe de vie depuis plus de 80 ans.
Pour comprendre toute l’histoire, il faut repartir à une vingtaine de kilomètres de ce morceau de montagne perdu au milieu de l’Océan. C’est là que se trouve une autre île, plus grande, l’île Lord Howe.
Sur cette île, il y a bien longtemps, vivait un insecte qui était connu pour sa taille imposante. Il s’agissait d’une espèce de phasme, ces animaux fascinants qui ressemblent par mimétisme à un bout de bois afin de mieux échapper à leurs prédateurs.
Ce phasme géant, le Dryococelus australis, était appelé « homard terrestre » par les Européens, à cause de sa taille, de sa couleur et de son exosquelette composé d’une carapace dure, comme celle d’un homard. Il s’agissait du phasme le plus lourd du monde.
Les phasmes géants de l’île Lord Howe vivaient plutôt paisiblement, et n’avaient quasiment aucun prédateur. Tout au plus les pêcheurs locaux les utilisaient parfois en tant qu’appâts pour la pêche (sûrement pour pêcher de très gros poissons).
Mais un beau jour, en 1918, un navire de ravitaillement britannique s’échoue à proximité de l’île. Le naufrage fait un mort, le reste de l’équipage parvient à débarquer sain et sauf sur la terre ferme, et le navire doit être réparé, ce qui prendra 9 jours, avant de pouvoir repartir.
Mais le bateau transportait aussi des passagers clandestins : des rats européens, qui réussirent eux aussi à sortir et à rejoindre l’île. C’est là qu’ils ont trouvé de délicieuses friandises bien croustillantes à se mettre sous la dent : des phasmes géants, sans défense contre leurs griffes acérées, qui n’attendaient que d’être transformés en banquet à ciel ouvert pour rat.
Vous avez deviné la suite, c’est le même scénario qui s’est produit dans bien des endroits. Face à ce nouveau prédateur, incapables de s’adapter, les Dryococelus ont vite déchanté. Deux ans plus tard, les rats avaient totalement envahi l’île, et les homards terrestres n’étaient plus. Ils avaient alors rejoint le dodo, le grand pingouin et le tigre de Tasmanie au paradis des espèces animales disparues…
Du moins, c’est ce qu’on pensait.
En 1965, des alpinistes entament ce qui sera la première ascension réussi de la Pyramide de Ball. À leur retour, ils rapportent avoir vu des cadavres d’énormes insectes dans les rochers… De quoi mettre la puce à l’oreille à la communauté scientifique. Seul problème, les phasmes géants ne sont actifs que la nuit, et il fut difficile de trouver des volontaires pour aller à la chasse aux insectes en escaladant en pleine nuit un rocher isolé au milieu de la mer.
Mais en 2001, deux scientifiques Australiens, David Priddel et Nicholas Carlile, ont décidé d’aller regarder l’affaire d’un peu plus près avec l’aide de deux assistants.
Ils ont vu qu’effectivement, il y avait un ou deux endroits avec des petits arbustes, qui pourraient constituer un habitat idéal pour les phasmes. Alors, ils se sont approchés en bateau. Ils ont grimpé la falaise, ne trouvèrent que quelques crickets, rien de bien folichon. Ils s’apprêtaient à rentrer, résignés. Quand soudain, en redescendant…
… Sur un endroit particulièrement escarpé, tandis qu’ils partaient, ils virent un tout petit buisson d’arbre à thé, tout seul, accroché à une anfractuosité rocheuse. Et sous ce buisson, il y avait un gros caca.
Pas n’importe quel caca : un caca d’insecte. Et vu la taille de la chose, ce n’était pas celui d’un grillon !
La piste semblait se confirmer. Alors, les chercheurs sont remontés à la nuit tombée, armés de lampes de poches et de caméras, afin de voir si l’auteur dudit caca serait de sorti pour une petite balade au clair de lune. Ils sont retournés au buisson qu’ils avaient repéré… Et là, bien cachés sous les branches, se trouvaient deux énormes corps noirs et luisants. En recherchant autour, ils en virent d’autres, et encore d’autres…
Au total, ils parvinrent à dénombrer une communauté de 24 Dryococelus australis, tous regroupés autour de cette unique plante. Ils avaient parvenu à subsister grâce à une toute petite quantité d'humus et les quelques débris de feuilles mortes qui s'étaient accumulés sous la plante...
Il s’agissait des derniers survivants d’une espèce qu’on avait crue disparue, les seuls homards terrestres encore vivant de la planète, et ils étaient tous là, sous ce tout petit arbre décharné coincé sur une falaise d’une île vertigineuse elle-même plantée au beau milieu du vide marin. On imagine que cela a dû faire un sacré effet aux chercheurs de vivre cela, de redécouvrir une chose que l’on pensait à tout jamais disparue.
Personne ne sait exactement comment ces insectes ont fini par se retrouver là, et ont pu ainsi échapper au terrible fléau qui a décimé tous leurs congénères de l’île Lord Howe. Mais ils étaient là, bien vivants, et selon Nicolas Carlile, ils étaient tout simplement énormes « J’ai l’impression de me retrouver à l’époque du Jurassique, aux temps où les insectes géants étaient encore les maîtres du monde », murmurera-t-il alors.
Deux ans plus tard, après bien des recherches, les chercheurs sont parvenus à la conclusion que ces insectes étaient les seuls qui vivaient sur toute l’île, les derniers encore en vie. Peut-être ont-ils été emportés là par des oiseaux, peut-être qu’ils ont embarqués sur un bateau à l’instar des rats qui avaient failli éradiquer leur espèce… Toujours est-il qu’ils étaient là.
Comment ont-ils fait pour survivre aussi longtemps sur un seul buisson au milieu des rochers, avec pour seule nourriture les quelques restes de feuille tombées sous les branches ?.. Là aussi, c’est un autre mystère. Mais par une série de hasards et de coups du destin, ces insectes avaient réussi à survivre, et à sauver ainsi leur espèce.
Lorsque le bateau est revenu pour les chercher, il y avait eu un important éboulement et ils eurent très peur que les derniers phasmes géants restant aient finalement disparu… Mais les animaux les attendaient toujours là, bien à l’abri de leur buisson.
Ils ramenèrent deux couples, deux mâles et deux femelles. Le premier couple fut donné à un éleveur de phasmes Australien… Mais quelques jours après, ils étaient morts, n’ayant pas réussi à s’acclimater.
Il ne restait donc plus qu’un couple pour reconstituer l’espèce.
Les chercheurs les appelèrent « Adam » et « Eve », et les placèrent sous la garde de Patrick Honan, au zoo de Melbourne, directeur de la division de conservation et d’élevage d’invertébrés. Au début, Eve est tombée gravement malade, mais Patrick Honan a travaillé avec acharnement, jour et nuit, pour la maintenir en vie. Il la nourrissait avec un mélange de calcium et de nectar tandis qu’elle était roulée en boule dans le creux de sa main, mourante…
Fait très étonnant : les phasmes géants semblent former des couples fidèles — un comportement très rare chez les insectes — et semblent dormir deux par deux, enlacés, le mâle tenant la femelle entre ses pattes comme pour la protéger.
Désormais, la question de la réintroduction de l’espèce sur leur île d’origine se pose. Le seul problème, c’est que les descendants des rats débarqués sur l’île y sont encore, et que les éradiquer ne sera pas une tâche facile. Et puis, comment convaincre les locaux de faire tant d’effort pour un insecte géant, qui a il est vrai une apparence générale peu engageante aux yeux des humains ?
Le problème du zoo de Melbourne est désormais de sensibiliser les gens à ce magnifique animal, qui malgré sa taille impressionnante qui pourra effrayer certains, est en réalité doux, timide et tranquille. La seule chose à retenir est ceci : l’être humain a indirectement failli causer la destruction de cette espèce, comme il l’a fait pour bon nombre d’autres espèces… Et aujourd’hui, il a la possibilité de « ressusciter » cette espèce et de lui permettre de vivre à nouveau sur son île.
Espérons qu’il en soit ainsi !