Winfried « Mustapha » Müller fait partie de ces figures qui semblent tout tenir du personnage de roman, tant son histoire peut sembler incroyable à bien des égards. Né en 1926 dans la ville de Wiesbaden en Allemagne, il fut avant tout un anticonformiste forcené. Résistant antifasciste pendant la période nazie, déserteur de la Wehrmacht passé du côté de l'URSS, stalinien déçu après la guerre, puis moudjahidine militant pour l'indépendance de l'Algérie dans les années 50, il a fini par devenir l'un des grands acteurs de la préservation environnementale dans le pays libéré de la colonisation française. Pourtant, malgré un destin pour le moins original, et en dépit d'une influence certaine sur bien des événements historiques de son époque, il est toujours resté dans l'ombre.
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Winfried Müller est l'un de ces hommes fondamentalement engagés, à qui il fallait impérativement, pour vivre, une cause juste à défendre. Son existence ressemble ainsi à une véritable succession d'actions rocambolesques, dans des domaines variés, mais pourtant reliés entre eux par le fil d'un inexplicable destin.
Dès son enfance, en plein IIIème Reich, il écoute la BBC, diffuse les informations de la radio britannique à ses voisins, et tague les murs avec des inscriptions anti-nazies. À 14 ans, il est capturé et torturé par la Gestapo. Plus tard, il sera enrôlé de force dans l'armée allemande... mais il déserte, et parvient à rejoindre l'armée rouge lors de la campagne de Pologne.
Il intègre alors le Comité pour une Allemagne Libre — un groupe rassemblant des soldats déserteurs de l'armée allemande. C'est là qu'il découvrira sa véritable vocation : déserteur professionnel.
La désertion pour arme
Même si on en parle assez peu, un nombre relativement important de soldats de la Wehrmacht a refusé de se soumettre au nazisme et a préféré rendre les armes. Pacifistes, objecteurs de conscience ou refus d'adhérer aux thèses prônées par Hitler, ils ont décidé de s'enfuir. Pour eux, faire l'armée buissonnière était un geste d'autant plus courageux qu'il était très difficile d'y parvenir, et qu'ils risquaient le peloton d'exécution si jamais ils s'y faisaient prendre.
Depuis les rangs soviétiques, Winfried Müller était chargé d'aider les soldats allemands fugitifs à passer « de l'autre côté », ainsi que d'encourager les candidats à la désertion au sein de l'armée nazie. Il s'agit d'une véritable guerre psychologique, qui se sert de la désobéissance civile et du refus de combattre comme d'une arme pour affaiblir les rangs adverses. Il ne le savait alors probablement pas encore, mais bien des années plus tard, il finira par faire sa spécialité de cette méthode de combat pacifique.
À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, Müller, qui avait été séduit par la thèse communiste lors de son séjour parmi les rangs de l'armée rouge, a choisi de demeurer du côté de l'Allemagne de l'Est. Il y suit une formation du SED, le parti unique de la RDA, voie royale qui aurait dû faire de lui l'un des cadres du parti... mais son caractère insoumis et anticonformiste ne se prête guère au rigorisme imposé par le marxisme tel qu'il était enseigné par le SED. Lui qui rêve d'un monde délivré de l'oppression, où le pouvoir appartiendrait aux travailleurs, il voit mal comment cela pourrait être le cas dans l'environnement ultra-hiérarchisé et contrôlé qu'on lui présente. Bientôt, il est accusé d'être un traître et un espion pour le compte de la CIA : il quitte l'Allemagne de l'Est pour tenter sa chance dans différentes organisations communistes à l'Ouest.
Quand Winfried devient Mustapha
C'est lorsqu'il arrive à Paris, en 1954, qu'il se rallie à l'organisation la plus proche de ses convictions qu'il puisse trouver : le Front de Libération Nationale algérien, le FLN, dont les revendications anticoloniales trouvent rapidement un écho en lui. Il ne le sait pas encore, mais la guerre d'Algérie est sur le point d'éclater. Au début, il manifeste son soutien en devenant "porteur de valise", c’est-à-dire en aidant à diffuser des documents en les transportant d'un point à l'autre de la ville. Mais bientôt, il est contraint de fuir en direction du Maroc.
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Alors, sans parler un seul mot d'arabe, il s'engage dans l'ALN, l'armée de libération nationale. Il prend alors le surnom de "Si Mustapha Müller". On finit rapidement par trouver une utilité à cet étrange moudjahidine allemand : Müller devient traducteur pour les prisonniers capturés par l'ALN. C'est là qu'il découvre une chose étonnante : les deux tiers d'entre eux parlent allemand !
Et pour cause : un grand nombre des soldats combattants pour la France pendant la guerre d'Algérie est issu de la Légion Étrangère, en particulier à Tétouan, où se trouve basé Müller. En discutant avec ces prisonniers allemands, il se rend compte que bon nombre de ces jeunes légionnaires se sont engagés par goût de l'aventure, sans réel motif, et que la défense de l'empire colonial français n'est pas vraiment leur plus grand souci. Certains lui racontent les exactions qu'ils sont parfois poussés à accomplir, mais aussi des mauvais traitements dont ils sont victimes au sein même du régiment, et la discipline de fer qui règne afin d'empêcher les légionnaires de se faire la belle.
Une idée germe alors dans l'esprit de Müller : ce qui fait la faiblesse de cette armée française, c'est bien la fragilité du moral des troupes, dont une partie au moins n'approuve pas particulièrement le combat pour laquelle elle se bat ! Il conçoit alors le projet de monter une sorte d'agence de retour pour les légionnaires déserteurs... exactement de la même manière que ce qu'il avait accompli auprès de l'armée rouge, contre les soldats Nazis.
Utilisant les compétences acquises dans le domaine de la guerre psychologique, Winfried "Si Mustapha" Müller allait mettre des centaines de soldats de l'armée française hors d'état de nuire... et cela, sans avoir à verser une seule goutte de leur sang !
Exactement comme ce qu'il avait fait au cours de la Seconde Guerre Mondiale, il monte un véritable service de rapatriement, afin d'exfiltrer les légionnaires récalcitrants pour leur permettre de regagner leurs pays d'origine sans craindre les représailles. Mais cette fois, le système sera encore plus rodé : pour pousser un maximum de soldats de la légion à la désertion et à la désobéissance, il double son système d'un véritable réseau de communication, afin d'influencer les soldats pour les rallier à la cause algérienne.
Pour les convaincre qu'ils se battent pour le mauvais côté, il les approche discrètement dans les bars ou les maisons closes qu'ils fréquentent, pour leur parler du destin qui les attend. Depuis l'étranger, il met en place tout un réseau de jeunes femmes socialistes ou pacifistes, qui sont chargées d'entrer en contact avec les légionnaires par le biais de petites annonces de rencontres, matrimoniales ou sexuelles. Une fois le contact pris, elles avaient ensuite pour mission de les débaucher en essayant de les convaincre, ou en leur envoyant des tracts édités par le FLN.
Une petite annonce matrimoniale / capture d'écran Youtube
Et ça marche : la légion étrangère se retrouve vite affaiblie par ses actions. Müller dérange : bientôt, sa tête est mise à prix. Il est recherché par la Main Rouge, une obscure organisation derrière laquelle se cachent les services secrets français, et se retrouve ciblé par des attentats et des tentatives d'assassinats.
Tout est fait pour contrecarrer ses plans : pour décourager toute envie de désertion, la France fait courir le bruit que les soldats déserteurs récupérés par l'organisation montée par Muller étaient en réalité assassinés... Au point de mettre en scène de fausses funérailles, avec de beaux cercueils vides !
Finalement, en 1962, les accords d'Évian sont signés. Au total, Winfried Müller aura permis la désertion de 3 726 soldats, dont 2287 Allemands. En Algérie, les moudjahidines sont érigés en héros, et récompensés. Mais malgré son engagement et ses actions décisives pour la victoire de la cause nationale algérienne, Müller n'obtiendra qu'un petit poste de fonctionnaire au sein du ministère des sports et du tourisme.
Si "Mustapha" Müller resta malgré tout en Algérie, où il s'engagea fortement, sur la fin de sa vie, pour la défense des parcs nationaux et de l'écologie. Il finit ses jours dans une petite bicoque perdue au fin fond des montagnes algériennes, seul avec un chien et un chacal, et n'a plus jamais voulu retourner en Allemagne.