Né à Berlin en 1925, Theodor Michael Wonja a passé sa vie tiraillé entre deux identités : celles d'un père camerounais et d'une mère allemande. Il est aujourd'hui l'un des rares à pouvoir témoigner de la présence noire en Allemagne durant le Troisième Reich.
À 93 ans, Theodor Michael Wonja n'a rien oublié de ces années d'existence marquées par les discriminations et le racisme auxquels il a dû faire face sous le régime nazi et dans l'Allemagne d'après-guerre. Il est aujourd'hui le dernier homme Noir à pouvoir témoigner de « l'horreur du nazisme et des camps », selon ses mots.
Né à Berlin en 1925 d'une mère allemande et d'un père camerounais, le benjamin d'une fratrie de quatre enfants n'a qu'un an lorsque sa mère est emportée par la maladie. Son père travaille alors dans un zoo et met en scène des « exhibitions d'indigènes » auxquelles les petits prennent part. Ces représentations, nombreuses à l'époque, étaient « une des rares possibilités de gagner de l’argent, étant donné que les métiers dits “bourgeois” n’étaient pas accessibles », explique Theodor Michael Wonja dans sa biographie traduite en français, Allemand et Noir en plus !, parue en 2016 (éditions Duboiris).
Les Michael Wonja y sont de véritables bêtes de foire : « Dans ces spectacles, les Africains se devaient d’être tels que les Européens des années 1920 et 1930 se les représentaient : des sauvages ignorants, incultes, vêtus d’une jupette en raphia », raconte le nonagénaire au quotidien Le Monde.
En 1929, le garçon est confié à un membre de sa famille qui dirige un cirque, où il multiplie les corvées. Il a huit ans lorsqu'il apprend la mort de son père, rongé par l'alcool.
Un étranger dans son propre pays
Au début des années 1930, tandis qu'Adolf Hitler devient chancelier du Reich, Theodor Michael Wonja rêve d’intégrer les rangs des « Jeunesses hitlériennes » (l'organisation regroupant les jeunes du Parti nazi), comme tous ses petits camarades, sans savoir ce que cela impliquait vraiment.
À cette époque, le jeune homme se découvre des capacités sportives incroyables. Mais cela ne suffit pas à rejoindre le cercle tant convoité. « J’étais le plus rapide mais on m’a rejeté du Jungvolk. On m’a renvoyé chez moi en me disant que je n’avais pas ma place dans le concept de “peuple” et que je ne pouvais donc pas appartenir au “jeune peuple” », explique-t-il au Monde. L'une des « pires humiliations » de sa vie.
En 1935, c'est un nouveau coup dur pour le garçon alors âgé de 11 ans : lui qui aimait tant lire et s'instruire ne peut plus aller à l'école. La faute aux lois de Nuremberg, adoptées à l'initiative d'Adolf Hitler et qui accentuent le processus d'exclusion des Juifs, mais aussi des Africains, de la société allemande. « Quand on vous refuse l’accès au savoir et à l’éducation, on vous fait comprendre que vous êtes en dernière classe parmi les citoyens de l’humanité », regrette-t-il.
Et le calvaire est loin d'être terminé. Les nazis retirent leur nationalité à des milliers de citoyens. Theodor Michael Wonja a 15 ans et devient alors apatride. « J’ai réalisé très jeune que je serais toujours différent, toujours étranger, y compris dans mon propre pays », confie-t-il au quotidien.
Des camps à la reconstruction
En février 1943, le jeune homme est convoqué par le conseil de révision de l’armée du Reich mais étant « de type négroïde », il n’est pas retenu. Un soulagement plutôt qu'une déception pour ce dernier : « Dans le fond, j’étais heureux de ne pas combattre pour des gens qui me détestaient », résume-t-il.
Il est finalement envoyé la même année dans un camp de travailleurs étrangers, où il restera jusqu'en 1945, moment de la libération par les soldats Russes. Deux années durant lesquelles sa vie se résumera à dix à douze heures d'activité quotidienne dont il ignore même le sens, et des conditions très rudes : « Je ne dormais plus. J’avais faim, sommeil et froid, et il pesait sur moi un danger permanent », se souvient-il.
Theodor Michael Wonja a 20 ans lorsque le camp est libéré. Mais tout n'est pas terminé pour autant. L'année 1945 sera ainsi « la pire de sa vie » : « Il était tellement peu probable qu’un Noir allemand soit toujours vivant après la guerre qu’on m’a suspecté de collaboration », assure-t-il.
Au fil du temps, il parvient à se reconstruire : il trouve des petits boulots, se marie et poursuit des études universitaires à Hambourg, puis à Paris, au début des années 1960. Il s’installe ensuite à Cologne et fonde Afrika-Bulletin (« Le Bulletin de l’Afrique »), dont il est le rédacteur en chef. Le journal s’arrête à la fin de l’année 1971 pour des raisons financières. Devenu spécialiste des questions africaines, Theodor Michael Wonja est ensuite recruté par le service fédéral de renseignement allemand (BND), pour lequel il produit des analyses sur les pays étrangers.
Dans son autobiographie qui lui sert d'exutoire et qu'il a commencé à écrire à 80 ans, le survivant raconte la difficulté à gérer cette double identité qui lui colle à la peau. « Je suis allemand de nationalité, de langue maternelle, de culture. Cet Allemand responsable aussi de la deuxième guerre mondiale, de l’extermination des Juifs. Et en plus, je suis Noir. Je porte en moi tout ce que le monde reproche aux Allemands et tous les préjugés et stéréotypes collés aux Noirs », explique-t-il à Jeune Afrique.
Désormais retraité, Theodor Michael Wonja est assez inquiet pour l'avenir : « Quand je regarde la société aujourd’hui, je vois des similitudes avec l’Allemagne des années 1930. N’oublions jamais qu’Hitler a été élu par le peuple… Nous sommes également dans une période de crise où les gens veulent construire des murs pour se protéger », note-t-il. Se protéger de l'autre probablement. Pourtant, « les races n'existent pas, n'a-t-il de cesse de rappeler, il existe seulement une race : la race humaine ».