On nous dépeint souvent cela de manière un petit peu idéalisée (en tout cas simplifiée) : Churchill, Roosevelt et de Gaulle, triomphants, main dans la main, rétablissent la paix et préparent un avenir de paix et de prospérité pour l’Europe et, a fortiori, pour le Monde.
La France, accueillant à bras ouverts les Américains salvateurs qui viennent lui rendre sa vieille liberté en clamant « La Fayette, nous voilà ! »
@Images de la Libération : des soldats américains accueillis par une foule en liesse ? (archives)
Et pourtant, ce beau récit de fraternité et d’entraide entre les nations est à tempérer fortement.
Car la vérité est là : Charles de Gaulle a toujours refusé catégoriquement de participer aux commémorations du 6 juin 1944, date du débarquement allié en Normandie.
Mais pourquoi ? Est-ce donc cela, la fameuse ingratitude Française, cette arrogance bien de chez nous qui nous est si souvent reprochée par nos « sauveurs » d’outre-Atlantique ?
En fait, si l’auteur de l’appel du 18 Juin a gardé une certaine rancœur face à tout cela, c’est parce que les événements qui ont permis la fin du nazisme en France ne se sont pas déroulés d’une manière aussi idyllique que ce qui nous est présenté. Car après leur arrivée sur les côtes françaises, les Américains se sont plutôt conduits en colonisateurs… qu’en libérateurs !
De gauche à droite : Giraud, Roosevelt, De Gaulle et Churchill (image d'archive)
Libérer… ou annexer ?
Oui, si les Américains se sont engagés sur le sol Français, c’est parce qu’ils voulaient… gouverner la France. Dès 1941, deux ans après le début de la Seconde Guerre Mondiale, Washington avait déjà prévu d’imposer à la France un statut similaire à celui des futurs vaincus, l’Italie, l’Allemagne et le Japon.
Il s’agit d’un statut de protectorat, un AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories). En clair, un gouvernement militaire américain destiné à contrôler les territoires occupés…
Ce gouvernement aurait aboli toute souveraineté de la France — y compris le droit de frapper sa propre monnaie !
Voici ce qu’aurait déclaré de Gaulle à Alain Peyrefitte, des propos qu'il rapportera plus tard :
« Le débarquement du 6 juin, ça a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne !
Ils avaient préparé leur AMGOT qui devait gouverner souverainement la France à mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie, qui aurait eu cours forcé. Ils se seraient conduits en pays conquis ! »
Dès les premiers jours suivant leur débarquement en Normandie, les soldats Américains commencèrent à distribuer ces billets à la population. Vous ne remarquez rien ?
Oui, niveau coloris et graphisme du billet, cela ressemble à s'y méprendre à des dollars américains…
En fait, c’est peu ou prou la même chose, à ceci près que cette monnaie est libellée en francs, sans doute pour faire plus « couleur locale ». Et pour cause : ces « dollars français » ont été imprimés par le Bureau of Engraving and Printing, le même organe qui se charge de la création des documents officiels du gouvernement fédéral américain !
La circulation de ces billets est d’ailleurs très mal accueillie par la population dans son ensemble, notamment par les commerçants. Lorsque François Coulet, le Commissaire de la République, apprend que les armées américaines distribuent leur propre monnaie sur le sol français, il recommande aux banques de simplement les encaisser comme argent comptant SANS les remettre en circulation, afin d’endiguer leur diffusion.
Ce n’est qu’avec l’arrivée de Charles de Gaulle sur le sol Français, le 27 juin, que le projet d’AMGOT que les Américains voulaient imposer s’effondra pour de bon. Le général, bouillant de colère, dénonça l’utilisation par les troupes américaines de cette « fausse monnaie », et en fit interdire la circulation et l’encaissement par les commerçants.
Mais pourquoi, au juste, Washington voulait-il retirer ainsi sa souveraineté au pays nouvellement libéré ?
Pour certains historiens américains, c’est parce que Roosevelt ne pouvait pas supporter l’idée que de Gaulle, « apprenti dictateur » selon lui, accède au pouvoir. L’idée d’un président Américain qui voudrait épargner à la France d’être gouvernée par un militaire qui conserverait le pouvoir est plutôt plaisante… Mais lorsqu’on se penche sur certains faits, la réalité semble être malheureusement toute autre.
Ainsi , De Gaulle parle volontiers du comportement méprisant de Churchill et de Roosevelt à son égard, de l’exclusion totale des armées françaises lors du débarquement, et d’une volonté d’imposer à la France une « seconde occupation » afin de faire main basse sur les richesses de son empire colonial.
Photo d'archive
Voici le souvenir d’un entretien avec le Général de Gaulle, tel que rapporté par Alain Peyrefitte dans son ouvrage « C’était de Gaulle », Éditions de Fallois/Fayard (1997).
Le sujet de la conversation traite du refus catégorique du Général de se rendre à la cérémonie commémorant les vingt ans du débarquement, en 1964.« Alain Peyrefitte (l’air candide) : ”Croyez-vous, mon général, que les Français comprendront que vous ne soyez pas présent aux cérémonies de Normandie ?
Charles de Gaulle (sévèrement) : – C’est Pompidou qui vous a demandé de revenir à la charge ? (Je ne cille pas). Eh bien, non ! Ma décision est prise ! La France a été traitée comme un paillasson ! Churchill m’a convoqué d’Alger à Londres, le 4 juin. Il m’a fait venir dans un train où il avait établi son quartier général, comme un châtelain sonne son maître d’hôtel. Et il m’a annoncé le débarquement, sans qu’aucune unité française ait été prévue pour y participer. Nous nous sommes affrontés rudement. Je lui ai reproché de se mettre aux ordres de Roosevelt, au lieu de lui imposer une volonté européenne (il appuie). Il m’a crié de toute la force de ses poumons : ”De Gaulle, dites-vous bien que quand j’aurai à choisir entre vous et Roosevelt, je préférerai toujours Roosevelt ! Quand nous aurons à choisir entre les Français et les Américains, nous préférerons toujours les Américains ! Quand nous aurons à choisir entre le continent et le grand large, nous choisirons toujours le grand large ! ” (Il me l’a déjà dit. Ce souvenir est indélébile.)
”Le débarquement du 6 juin, ç’a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne ! Ils avaient préparé leur AMGOT, qui devait gouverner souverainement la France à mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie, qui aurait eu cours forcé. Ils se seraient conduits en pays conquis.
” C’est exactement ce qui se serait passé si je n’avais pas imposé, oui imposé, mes commissaires de la République, mes préfets, mes sous-préfets, mes comités de libération ! Et vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! Je veux bien que les choses se passent gracieusement, mais ma place n’est pas là ! »
Selon l’analyse qu’en livre Annie Lacroix-Riz, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-VII dans les pages du Monde Diplomatique, les Américains se sont conduits en France exactement de la même manière qu’avec d’autres pays d’Amérique Latine (ou du Moyen-Orient ?) En témoigne la répugnance de Washington à traiter avec Charles de Gaulle, dont le nom commençait à unifier la Résistance et les Français, et « l’affection » des Américains pour certaines des figures de la collaboration et d’anciens du régime de Vichy tel que François Darlan…
« Les États-Unis pratiquèrent à la fois le veto contre de Gaulle, surtout lorsque son nom contribua à unifier la Résistance, et une certaine complaisance mêlée de rigueur envers Vichy. À l’instar des régimes latino-américains chers à Washington, ce régime honni aurait, à ses yeux, l’échine plus souple qu’un gouvernement à forte assise populaire », explique-t-elle.
Le Président Roosevelt refusa toujours de reconnaître la légitimité de la France Libre, préférant maintenir une ambassade auprès de Pétain et du régime de Vichy jusqu’en novembre 1942, puis usant des manœuvres les plus tortueuses pour tenter d’écarter Charles de Gaulle du pouvoir et installer, à sa place, des dirigeants plus malléables.
Pour de Gaulle, « Les Américains ne se souciaient pas plus de libérer la France que les Russes de libérer la Pologne. »
De Gaulle livre un portrait assez sombre de la politique et des ambitions américaines de l’époque :
« Vous croyez que les Américains et les Anglais ont débarqué en Normandie pour nous faire plaisir ? Ce qu’ils voulaient, c’était glisser vers le nord le long de la mer, pour détruire les bases des V1 et des V2, prendre Anvers et, de là, donner l’assaut à l’Allemagne. Paris et la France ne les intéressaient pas. Leur stratégie, c’était d’atteindre la Ruhr, qui était l’arsenal, et de ne pas perdre un jour en chemin.
Churchill avait demandé à Eisenhower d’essayer de libérer Paris pour Noël. Il lui avait dit : « Personne ne pourra vous en demander davantage.
Eh bien si, nous étions décidés à demander davantage ! Le peuple de Paris s’est soulevé spontanément et il aurait été probablement écrasé sous les décombres, comme le peuple de Varsovie, s’il n’avait pas été soutenu. Mais il y avait des hommes qui, trois ans plus tôt, à Koufra, s’étaient juré de libérer Paris, puis Strasbourg. Ce sont eux qui ont libéré Paris avec son peuple. […] Les Américains ne se souciaient pas plus de libérer la France que les Russes de libérer la Pologne. Ce qu’ils voulaient, c’était en finir avec Hitler, en essuyant le moins de pertes possibles. Ce qu’ils voulaient épargner, c’était le sang des boys, ce n’était pas le sang, les souffrances et l’honneur des Français. »