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Stupéfiante, fabuleuse et tout à fait hors du commun, l’existence rocambolesque menée par James Barry a pourtant longtemps été passée sous silence par l’armée britannique. En effet, la mort du médecin respecté qui a tant œuvré pour l’armée britannique a levé le voile sur un lourd secret vieux d’un demi-siècle : James Barry était en réalité pourvu d’un sexe féminin, basculant d’un revers l’identité de genre.Le Cap, Afrique du Sud, 1826. Une jeune personne à l’apparence frêle et aux cheveux roux s’apprête à réaliser une intervention médicale très laborieuse et non sans danger sur une femme enceinte : il s’agit d’une césarienne. Cette pratique, dangereuse, est hélas presque toujours soldée par la mort de la mère. Pourtant, dans le cas présent, cette alternative s’imposait, et il fallait agir rapidement. Sûr de lui et de ses capacités à mener à bien cette intervention, le Docteur James Barry, Inspecteur général chargé des hôpitaux militaires à l’armée britannique, parvient à sauver deux vies. Le couple, très touché par ce qui semble être un miracle, décide de nommer le nouveau-né James Barry Munnik, en hommage à ce médecin si bienveillant. Lui-même touché, James Barry leur offre un portrait de lui en souvenir, rangé dans sa poche.
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Le Docteur James Barry a en effet marqué le monde de la médecine. Ce globe-trotter invétéré a soigné nombre de patients dans les quatre coins du monde, de l’Inde à l’Afrique du Sud. Nous lui devons notamment ses normes très strictes en matière d’hygiène, l’amélioration de l’alimentation des malades et des conditions de vies des soldats blessés ainsi que des indigènes, la vulgarisation d’un traitement végétal contre la syphilis et la gonorrhée, mais aussi la réalisation d’un meilleur réseau hydraulique pour la ville de Cap, en Afrique du Sud. Pourtant, ce n’est pas tout à fait à travers ses actions que nous connaissons aujourd’hui James Barry, mais plutôt à travers son identité, longtemps restée floue et incertaine. Était-ce un homme ou une femme ? Les rumeurs disent-elles vrai ?
James Barry serait né dans les alentours de 1789, dans la ville de Cork, en Irlande, sous le nom de Margaret Ann Bulkley. Cette enfant espiègle et très sociable grandit auprès d’un père épicier. Endetté par son fils aîné John, qui égoïste, dilapide l’intégralité de ses biens, le père de famille se retrouve en prison et laisse femme et enfants sans le sou. James Barry, peintre de son état, prend la famille de son frère emprisonné sous son aile. Grâce à son oncle, Margaret grandit dans un environnement élitiste et apprend nombre d’enseignements grâce à ses contemporains : sa famille voit en elle une future enseignante.Mais c’est sa rencontre avec le général et révolutionnaire vénézuélien Francisco Miranda, impressionné par son intelligence, qui sera déterminante. L’homme encourage Margaret à le suivre au Venezuela, où elle pourrait faire des études et exercer la médecine sans avoir à justifier son sexe. Malheureusement, le projet est avorté lorsque Francisco Miranda est arrêté en 1812 par l’armée espagnole. Cela n’arrête pas le médecin en herbe qui décide, après la mort de son oncle, de prendre son nom et d’utiliser l’argent de l’héritage pour payer ses études de médecine.
@Public Domain - Portrait de John Barry donné en souvenir à la famille pour qui il a réalisé une césarienne.
Tout le monde n’y voit que du feu : Margaret Ann Bulkley devient James Barry, et peut ainsi intégrer la prestigieuse University of Edinburgh Medical School avant d’être élève au Guy’s Hospital, puis au St Thomas’ Hospital. Sa réussite à l’examen final au Collège Royal de chirurgie lui permet d’officialiser son statut et ainsi rejoindre l’armée médicale anglaise. Comment a-t-elle passé les examens physiques obligatoires ? Cette question reste une véritable énigme… Lord Buchan, ami de son oncle défunt, aurait peut-être joué un rôle. De fil en aiguille, Barry devient inspecteur médical : il s’agit du deuxième poste médical le plus important, qui lui donne la main-mise sur toutes les questions médicales, chirurgicales et de santé publique.
James Barry est un homme aux allures joviales, toujours vêtu de ses chaussures à talons, de son chapeau de plumes et d’une épée. Beaucoup de femmes tombaient amoureuses de ce visage imberbe et de cet excellent danseur au grand cœur. Un brin tête brûlée, Barry pouvait aussi se brouiller avec ses confrères, pouvant provoquer des duels. La célèbre infirmière Florence Nightingale, a même qualifié Barry de véritable brute : « c’est la créature la plus dure que j’aie jamais rencontrée de toute l’armée ! »
@Public Domain - Lettre écrite de la main de Margaret Ann Bulkley en 1804
Au début des années 1860, Barry tombe malade et rentre à Londres. Sa mort, en 1865, suite à une dysenterie, lève le voile sur son lourd secret. Sophia Bishop, la femme chargée de préparer le corps du défunt, a révélé que le corps qu’elle voyait était celui d’une femme. Une femme qui avait même porté un enfant pendant ses jeunes années. Les correspondances entre Sophia Bishop, Georges Graham du General Register Office et le major D.R. McKinnon, médecin de James Barry, longtemps gardées secrètes, ne laissent aucune équivoque : [Sophia Bishop] « m'a dit que le Dr Barry était une femme, et que j'étais un sacré docteur pour ne pas le savoir et qu'elle ne voudrait jamais se faire soigner par moi. […] Elle m'a alors dit qu'elle avait examiné le corps, qu'il s'agissait parfaitement d'une femme et même qu'il y avait des signes qu'elle a très jeune eu un enfant. »
Enterré au cimetière de Kensal Green à Londres, le corps de Barry n’a été marqué que d’une petite pierre tombale. L’armée, interdite et honteuse, a décidé d’étouffer les racontars en gardant toute la documentation frauduleuse de Barry secrète et en tentant de faire oublier l’existence du médecin. Tombé dans l’oubli, le souvenir de James Barry a refait surface en 1958 : à l’époque, l’écrivaine Isobel Rae réalise la biographie du personnage en reconstituant les papiers de la British War Office.
@Public Domain
L’incroyable récit de James Barry marque les esprits et laisse le souvenir impérissable d’un être passionné qui n'a pas été découragé par les obstacles pour poursuivre ses ambitions, pas même son sexe. Car si à l'époque, quelques féministes avant l’heure tels que Poullain de La Barre, Condorcet ou encore Olympe de Gouges – morte sous l’échafaud pour avoir écrit la Déclaration des Droits de la femme et de la Citoyenne - ont tenté sans succès d’éclairer les consciences sur le rôle des femmes dans la société, tous les philosophes, médecins et hommes politiques contemporains revendiquaient l’infériorité naturelle de la femme, éternellement mineure aux yeux de la loi et juridiquement incapable. Entre mariages de raison et tâches domestiques, les femmes n’avaient aucune chance de se lancer dans une carrière professionnelle. Avec audace et détermination, James Barry a ouvert le bal en devenant la première femme médecin britannique avant Elizabeth Garrett, née en 1865, l’année de sa mort, et a ainsi contourné les codes et les convenances avec une force remarquable.