Ce lundi 22 janvier 2018, Naomi Parker Fraley est décédée. Vous n'aviez probablement jamais entendu son nom, et pourtant, vous la connaissez bien. Son visage, vous l'avez sans doute déjà vu, dessiné sur cette fameuse affiche devenue une icône féministe : « We can do it ! », soit en français « On peut le faire ! ». Elle est morte à l'âge de 96 ans, a annoncé hier le New York Times. L'occasion de revenir sur l'histoire, étonnamment méconnue, de cette affiche mythique.
We Can Do It! de J. Howard Miller, 1943.
C'est une image qui a fait le tour du monde. Elle fait aujourd'hui partie des icônes culturelles, au même titre que le portrait en noir et blanc de Che Guevara de Jim Fitzpatrick ou la Marilyn Monroe d'Andy Warhol. Et pourtant, si vous avez le sentiment de la connaître comme le fond de votre poche, il se pourrait bien que son histoire vous réserve encore quelques surprises !
Se détachant sur le fond bleu et jaune, une femme serre le poing et se retrousse la manche, dans une pose virile, presque « macho ». Avec son foulard rouge à pois, son maquillage et ses ongles soigneusement manucurés, ses attributs féminins offrent un contraste saisissant avec sa pose déterminée et la dureté de son regard, ainsi que les traits anguleux, presque masculins, de son visage.
Une affiche de propagande pour l'effort de guerre, tombée dans l'oubli, puis détournée en icône féministe
Cette femme, c'est l'incarnation même de Rosie the riveter, (« Rosie la riveteuse ») : un personnage imaginaire, figure populaire et emblématique de la culture américaine, qui personnalise les quelque six millions de femmes qui travaillèrent dans l'industrie de l'armement durant la Seconde Guerre mondiale, alors que les hommes étaient partis au front.
Car, si elle a été exhumée dans les annéeS 1980 pour être érigée en symbole de la lutte féministe, l'affiche date en réalité de... 1943 ! Oubliée pendant près de quarante ans, elle n'avait au départ pas grand chose à voir avec les combats pour les droits des femmes : J. Howard Miller, le créateur de « We can do it ! », l'avait réalisé dans le cadre d'une série d'affiches de propagande, qui lui avait été commandée par la compagnie Westinghouse Electric, par l'intermédiaire de son Comité de Coordination de la Production en temps de guerre.
Les affiches furent diffusées au cours d'une campagne de communication s'adressant aux ouvriers de l'entreprise. Elles étaient censéES encourager les ouvriers, (et précisément les ouvrières dans le cas de « We can do it ! ») à soutenir l'effort de guerre, dans le cadre d'une guerre totale où les jeunes hommes étaient envoyés au front et où les femmes étaient encouragées à prendre les postes normalement traditionnellement détenus par les hommes.
Surtout, la campagne de communication devait remonter le moral du personnel, inciter les travailleurs à œuvrer main dans la main, et minimiser les risques de grève, ainsi que les frictions présentes depuis les années 30 avec les syndicats dans les usines. Le rappel au devoir patriote était une tactique fréquemment utilisée par les entreprises en temps de guerre pour inciter les ouvriers à produire davantage.
Quand l'œuvre échappe à son créateur
Vous l'aurez compris, rien de très féministe là-dedans : d'ailleurs, la plupart des autres affiches mettaient en scène des hommes, et renforçaient l'image des rôles traditionnels attribués aux hommes et aux femmes. Les 42 affiches de la campagne furent en tout diffusées pendant deux semaines seulement, et très localement, dans quelques usines de Westinghouse situées à East Pittsburgh, en Pennsylvanie, et dans le Midwest. Au total, moins de 1 800 copies de l'affiche « We can do it » furent imprimées... Une portée confidentielle, qui ne dépassait pas le stade de la communication interne de l'entreprise.
Mais en dépit de cette diffusion très réduite, l'affiche allait de manière assez surprenante connaître un succès totalement inattendu... près de quarante ans plus tard, au début des années 80, lorsqu'elle fut redécouverte. En dépit des intentions de départ de J. Howard Miller, le mélange saisissant de féminité et de force brute de cette « femme virile », bousculait les conventions et les valeurs traditionnellement rattachées au féminin et au masculin : c'est donc naturellement que le mouvement féministe se l'est acccaparé pour lui faire tenir un tout nouveau discours, sans même toucher à l'affiche en elle-même !
Les employés qui virent l'affiche « We can do it ! » dans les usines au moment de sa diffusion, a très grande majorité des femmes, l'interprêtèrent probablement comme disant « les employées de Westinghouse peuvent y arriver » , sous-entendu en travaillant toutes ensemble. Mais dans les années 80, le « We » ( Nous) n'avait plus du tout le même sens : il clamait « Nous, les femmes », et prit du même coup une connotation beaucoup plus large.
Ironie du sort, quand on sait à quel point la participation forcée des femmes à la vie ouvrière pour remplacer les hommes en temps de guerre a joué un rôle dans l'émancipation des femmes et dans l'évolution des mentalités...
Quant à Naomi Parker, la fameuse protagoniste au visage déterminé qui s'est éteinte hier à l'âge de 96 ans, on sait relativement peu de choses sur son compte : ancienne ouvrière de la Navy, c'est sa photographie, parue dans la presse, qui aurait inspiré Miller pour son dessin.
Sur le cliché, publié entre autres par The Pittsburgh Press, elle était en train de travailler sur un tour à métaux, arborant un foulard à pois noué en turban. Pendant de nombreuses années, c'est une autre femme, Geraldine Doyle, qui avait été créditée comme étant l'inspiratrice du dessin...
La photographie de Naomi Parker Fraley, avec son foulard à pois, qui inspira l'affiche « We can do it »