Comble du ridicule, Djamboulat Oumarov, le ministre tchétchène de la Politique nationale, des Relations extérieures, de la Presse et de l’Information, a demandé que les journalistes s'excusent publiquement, « au peuple tchétchène »… pour avoir osé affirmer qu'il pouvait exister des homosexuels en Tchétchénie !
Une « répugnante provocation » selon lui, puisque « les hommes en Tchétchénie ont un mode de vie sain, ils font du sport, et n’ont qu’une seule orientation [sexuelle] ». Avant d'ajouter que, si Novaya Gazeta n'y prenait pas garde, des personnes « encore plus agacées […] que [lui] » s’occuperaient de ses journalistes.
Mais voilà, la situation tchétchène inquiète, de plus en plus, la communauté internationale et la presse étrangère. Certains parlent même de camps de torture, ou encore de « camps de concentration » pour homosexuels en Tchétchénie… Pour se défendre, le gouvernement est allé jusqu'à nier l'existence même d'homosexuels dans le pays… Voici ce que nous savons à l'heure actuelle de ce qu'il se passe.
Via Têtu
Même si elle n'est pas considérée en Russie comme illégale à proprement parler, l'homosexualité reste un profond tabou, et notamment en Tchétchénie. Dans cette république constitutive de la Fédération de Russie, limitrophe avec la Géorgie, un puissant conservatisme religieux, profondément ancré dans la société, limite de facto les droits des personnes LGBT.
Ainsi, de très nombreuses familles pratiquent le « crime d'honneur », c’est-à-dire le meurtre plus ou moins toléré, qui sert à laver le déshonneur pesant sur la famille en cas de découverte d'un parent homosexuel.
Selon l'enquête du média russe indépendant Novaya Gazeta, plusieurs centaines d'individus auraient été arrêtées dans des conditions douteuses par la police, du simple fait de leur homosexualité. Ils auraient été maltraités, battus, électrocutés, soumis à toutes sortes d'humiliations et de tortures, et auraient été victimes de chantage afin de les forcer à dénoncer d'autres homosexuels. Leur téléphone portable aurait été utilisé afin d'espionner leur réseau de contacts dans l'objectif de repérer d'autres « homosexuels potentiels ».
À l'heure actuelle, trois personnes au moins auraient trouvé la mort, dont Novaya Gazeta affirme détenir la preuve et connaître les noms. Cependant, selon le journal, il y en aurait « sans doute beaucoup plus »…
Le média indépendant Novaya Gazeta livre d'inquiétants témoignages
Depuis la première évocation des violences commises à l'encontre des homosexuels début avril, des preuves accablantes s'accumulent.
De manière générale, Novaya Gazeta dénonce une volonté de lancer une « purge » à l'encontre des homosexuels en Tchétchénie, et fait état de premiers signaux inquiétants courant février, lorsque la police tchétchène a arrêté un homme qui était sous l'influence de la drogue. « En fouillant le téléphone de cet individu, ils ont découvert des photographies et des vidéos sexuellement explicites, ainsi que des douzaines de contacts d'homosexuels locaux. C'est cette base de données qui a provoqué une première vague d'arrestations », affirme le média russe.
Puis, un témoin anonyme rapporte à une hotline locale d'entraide contre l'homophobie que l'un de ses amis a été arrêté par la police, qui le suspectait d'être gay à cause de certains éléments sur son profil VKontakte [le principal réseau social russe, NDLR]. « Tard dans la soirée, une Toyota Camry noire sans plaque d'immatriculation s'est arrêtée aux abords de sa maison, explique ce même témoin. Le jeune homme a été forcé à rentrer dans la voiture, qui est ensuite partie dans une direction inconnue. Personne n'a dit à la famille pourquoi il était arrêté. »
L'emplacement supposé de l'une des prisons pour gays / via Novaya Gazeta
C'est alors que semblent se dérouler plusieurs autres rafles de personnes, avec le motif principal d'être suspectées d'homosexualité. Un autre témoin, rescapé de l'un de ces enlèvements, rapporte son calvaire à Novaya Gazeta : « Plusieurs fois par jour, nous étions pris à part, torturés et battus. Leur objectif principal semblait être de trouver notre réseau ou nos contacts homosexuels ».
Des photos de blessures et des témoignages effroyables ont commencé à circuler. Certaines de ces photos (que nous avons choisi de ne pas publier ici à cause de leur contenu choquant) montrent les hématomes laissés par divers châtiments corporels sur les corps des victimes.
« Certains détenus étaient torturés, frappés, violés avec des bouteilles en verre, d'autres étaient battus à mort, rapporte encore l'un d'eux selon le média russe. Ils nous fouettaient avec des tuyaux en plastique, sous la ceinture, sur les cuisses, les fesses et le bas du dos. Ils disaient que nous étions des chiens qui n'avaient pas droit à la vie. »
Selon les mêmes sources, pour les captifs, seules trois échappatoires sont possibles : donner les noms et les adresses de toutes leurs connaissances homosexuelles, être expulsé de Tchétchénie, ou bien attendre que des membres de leur famille n'achètent leur libération… Bien souvent, pour se faire justice eux-mêmes et laver leur honneur en les tuant.
« Il semblait qu'ils avaient une préférence pour torturer certains individus plutôt que d'autres. Il y avait un homme qui semblait absolument brisé, ils l'avaient frappé si fort que son corps avait des plaies ouvertes. Ils l'ont ensuite ramené à sa famille, mais après quelque temps on a su qu'ils l'avaient tué et enterré. »
Selon le témoignage d’un habitant de Grozny, cité par Courrier international, " Beaucoup de rumeurs avaient couru à la fin de l’année dernière sur le pistage d’un groupe de gays. Ils ont tous été tués et enterrés dans une fausse commune dans le cimetière qui se trouve à la sortie de Grozny. Mais après, on n’a plus entendu un seul mot de cette affaire. Ce genre de choses, tout comme les assassinats de femmes pour mauvaise conduite [‘crimes d’honneur’], personne n’en parle, parce que c’est une honte pour la famille et pour l’ensemble du clan. "
Après avoir publié ces témoignages, les journalistes de Novaya Gazeta ont été accusés de diffamation et ont été la cible de menaces de la part des responsables tchétchènes et dirigeants religieux
Peu après avoir publié l'article incriminant la police tchétchène, le site internet du journal s'est mis hors-service, dans ce que l'on suspecte être une attaque par déni de service orchestré par des proches du pouvoir ou des sympathisants.
Le ministre de l’Information a pour sa part demandé au journal de s’excuser pour avoir osé évoquer l’existence d’homosexuels en Tchétchénie, rapportait Human Rights Campaign dans un communiqué.
En effet, le gouvernement tchétchène de Ramzan Kadyrov assure qu'il ne s'agit que de calomnies, en invoquant un argument imparable qui est que… les homosexuels n'existent tout simplement pas dans le pays ! "On ne peut pas détenir ou persécuter quelqu’un qui n’existe tout simplement pas dans la république" puisque " les hommes en Tchétchénie ont un mode de vie sain, ils font du sport, et n’ont qu’une seule orientation [sexuelle] ". Pour finir par lancer un petit appel discret au meurtre traditionnel d'homosexuels :
" S’il y avait de telles personnes en Tchétchénie, les forces de l’ordre n’auraient aucun problème avec elles puisque leurs proches les auraient déjà envoyées dans des endroits d’où personnes ne revient. "
Puis, des représentants de l’opinion publique, des représentants religieux, incluant les représentants de différentes communautés, se sont rassemblés dans la mosquée centrale de la capitale et ont proféré des menaces à l'encontre des journalistes, promettant de les " châtier ". En effet, les accusations du journal sont considérées comme une insulte et une atteinte à l'honneur des Tchétchènes, puisqu'elle suggère qu'il existerait des homosexuels en Tchétchénie : " Étant donné l’offense faite aux us séculaires de la société tchétchène et à l’honneur des hommes de Tchétchénie ainsi qu’à notre foi, nous faisons la promesse de châtier les véritables fauteurs de trouble, quels que soient leur identité ou le lieu où ils se trouvent, et sans délai de prescription. "
Les journalistes de la Novaya Gazeta ont désormais peur pour leur vie après la tournure qu’a prise l’enquête du journal. En effet, la résolution adoptée par l’assemblée extraordinaire convoquée le 12 avril à la Grande Mosquée de Grozny constitue une menace caractérisée.
Novaya Gazeta
Les autorités tchétchènes tâchent de relativiser la portée du mot « châtier » employé par ces religieux, expliquant qu’il signifie qu’une plainte pour calomnie serait déposée contre le journal… Mais pour les membres du journal, c'est clair : il s'agit d'une menace à peine voilée et d'un appel aux fanatiques religieux à attenter à la vie des journalistes.
Il s'agit d'une menace que Novaya Gazeta prend très au sérieux, puisque depuis sa création, le journal a déjà vu cinq de ses journalistes assassinés pour des sujets en rapport avec la Tchétchénie.
De son côté, Moscou s'est contenté de déclarer que « si des accusations calomnieuses ont été faites, il existe des moyens légaux pour les contrer. » Si le Kremlin a affirmé pour l'heure que les journalistes devaient être protégés de toute attaque en dehors du cadre juridique, il rechigne à interférer directement dans les affaires tchétchènes : « Les autorités russes devraient condamner sans équivoque ces menaces, ouvrir une enquête à leur sujet, et s'assurer de la protection des journalistes visés » afin d'être certain que leur intégrité physique n'est pas menacée, s'indigne de son côté l'organisation Human Rights Watch. Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale, explique encore : « Les antécédents en matière de menaces et de violences contre les journalistes de Novaya Gazeta ayant travaillé en Tchétchénie dans le passé rendent cette situation particulièrement alarmante. »
Dans une interview pour le Washington Post, depuis le lieu où elle s’est retranchée, la journaliste Elena Malishina – à l’origine des révélations de Novaya Gazeta – confirmait qu’une centaine de personnes ont déjà été secourues pour quitter la Tchétchénie. Elle-même considère que ses jours, ainsi que ceux de ses collègues, sont en danger, et a dû quitter son domicile de Moscou afin d'éviter toute tentative d'assassinat à son encontre. Toute l'équipe du journal est particulièrement prudente et à l'affût de la moindre menace : le souvenir d’Anna Politkovskaya, reporter star du journal, qui avait été abattue dans son domicile en 2006, est encore bien présent à leurs mémoires. Elena Malishina prévoit de quitter le pays sous peu, afin de pouvoir continuer à travailler sur le sujet à distance. « Ils ont fait la promesse de nous persécuter [...] La situation nous fait un peu penser à ce qui s'est passé avec Charlie Hebdo »
Petit à petit, plusieurs pays européens commencent à se mobiliser pour secourir les Tchétchènes en danger, et certains se disent prêts à accélérer la procédure de délivrance de visas pour les homosexuels tchétchènes.
Les abus des autorités tchétchènes ont été condamnés par les Nations Unies, le Conseil de l'Europe, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l'Union européenne, les États-Unis, la France et par plusieurs autres pays.