S'il est célébré comme un héros national dans son pays, son histoire reste relativement méconnue en France. Pourtant, la vie de Gino Bartali, cet homme qui se servit de son vélo pour lutter contre le fascisme, est romanesque à bien des égards. La figure de ce champion de cyclisme italien qui, en pleine domination fasciste de son pays, s'est servi de sa célébrité comme prétexte pour cacher des documents secrets à l'intérieur du cadre ou de la selle de son vélo afin d'aider les partigiani, la résistance italienne, est si incroyable qu'elle pourrait presque être l'objet d'une fiction. Mais ce personnage, aussi incroyable qu'admirable, n'est pas issu des élucubrations de quelque romancier, ni de quelque réalisateur en manque de héros original. Le journaliste Alberto Toscano s'est attaché à reconstituer le récit de sa vie.
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Trois fois vainqueur du Giro d'Italia (1936-1937-1946), deux fois vainqueur du Tour de France (1938 - 1948), Gino Bartali avait également un tout autre trophée à son actif, qu'il a soigneusement et pudiquement gardé pour lui de son vivant, préférant être célébré d'abord pour ses capacités sportives. En collaborant avec une structure clandestine catholique ayant hébergé et assisté les persécutés politiques et ceux qui avaient échappé aux rafles des nazis et des fascistes en Toscane, le coureur cycliste est parvenu à sauver au moins 800 Juifs pendant cette sombre période de l'histoire de l'Italie, notamment en transférant de faux papiers cachés à l'intérieur de son vélo. Performance sportive et performance humaniste, pour un destin hors du commun.
En 2013, le mémorial de Yad Vashem de Jérusalem a proclamé Gino Bartali « Juste parmi les nations ». En son hommage, le départ du Giro 2018, qui sera lancé ce 4 mai, prendra sa source non pas en Italie comme il est coutume, mais de la ville de Jérusalem. Exceptionnellement, la première étape de cette 101e édition de la compétition consistera en un contre-la-montre d'une dizaine de kilomètres, qui passera à travers des lieux symboliques de la Ville Sainte, avant d'être transférée en Italie. Le parcours de la compétition s'achèvera par un autre lieu saint, le Vatican : de la ligne de départ à la ligne d'arrivée, un puissant symbole de l'union entre deux religions pour lutter contre la barbarie fasciste, Gino Bartali ayant par ailleurs été un fervent chrétien.
Toujours pour rendre hommage au cycliste résistant, Alberto Toscano, journaliste italien et docteur en Sciences politiques à l’Université de Milan, publie le livre « Un vélo contre la barbarie nazie » ( Armand Colin, 224 p., 17 € 90). Au fil des pages, à travers les témoignages divers ou les coupures de presse de l'époque, l'auteur raconte comment Gino Bartali est devenu champion de vélo et militant antifasciste actif, de son enfance rurale à sa consécration sportive, en passant par ses débuts en tant que simple réparateur de vélos dans un atelier de mécanique, et par son refus en tant que cycliste d'être instrumentalisé pour servir l'idéologie mussolinienne par ses victoires.
Dans son livre, Alberto Toscano écrit : « [Gino Bartali] est un antifasciste exemplaire, à une époque où la symbiose sport-propagande garantit aux champions de toutes disciplines, qui l’acceptent, une série impressionnante d’avantages personnels. Pour garder son cap, il renonce à bien des opportunités. Le sport est conçu par le régime comme un instrument très important pour obtenir un consensus populaire. Le fascisme consacre les mythes de l’« italianité » et de la « race », dont les champions sportifs deviennent malgré eux l’incarnation en même temps que les exemples les plus éclatants, voire les symboles politiques à exhiber devant l’opinion publique nationale et internationale. »
L'auteur raconte comment, après avoir échoué à s'attirer la sympathie de Bartali, le régime mussolinien a tenté, malgré tout, d'instrumentaliser ses victoires cyclistes, en déclarant à travers lui le triomphe du sport fasciste. À travers la presse contrôlée par les fascistes, l'homme Bartali s'efface devant le sportif Bartali,. On s'efforce de ne parler de lui qu'à travers ses victoires, en ignorant et en passant volontairement sous silence les gestes de défi qu'il adresse au régime.
« On lui propose la carte du parti qu’il refuse. On lui réitère à plusieurs reprises la même proposition, sur un ton qui mêle la flagornerie à un brin de vague menace. Rien à faire. Il refuse encore et encore. Le régime essaie alors de l’utiliser comme il peut. Plus qu’il peut. Si Bartali ne fait pas le salut fasciste, s’il ne s’habille pas comme un fasciste (la célèbre chemise noire) et s’il n’offre pas ses victoires à Mussolini, il faut trouver un moyen de relier ces mêmes victoires à l’œuvre du fondateur d’un prétendu empire. »
Enfin, dans « Un vélo contre la barbarie nazie », le journaliste italien explique comment Gino Bartali, homme pieux, épris de justice et pétri d'humanisme, s'est mis à collaborer avec une organisation chrétienne pour lutter en sous-main contre le fascisme/nazisme.
« Dans sa rencontre avec Gino, l’archevêque de Florence, Elia Dalla Costa, insiste sur le point qu’il est une des rares personnes à pouvoir accomplir avec succès la mission de « facteur de la liberté ». Il s’agit de cacher et transporter des faux papiers d’identité, nécessaires pour sauver beaucoup de vies humaines. Gino sait que les barres métalliques de son vélo de course sont vides à l’intérieur. Il sait les démonter et les remonter à toute vitesse. Il a travaillé comme réparateur de bicyclettes et pour lui c’est un jeu d’enfant. Il peut enlever selle et tige de selle, remplir de documents le tube de selle et les autres parties utilisables, remonter le tout en quelques instants et se mettre à pédaler comme si de rien n’était. Il réfléchit aux risques pour lui et sa famille. Si quelque chose lui arrivait, Adriana et le petit Andrea seraient seuls au milieu de la tempête. Mais combien de personnes perdront la vie s’il refuse la proposition du cardinal de Florence ? Des dizaines ; peut-être des centaines. Gino passe une nuit à méditer et il accepte. Il mènera sa lutte contre la barbarie nazie en voyageant à vélo entre les différentes localités de l’Italie du centre et du nord. Il pédalera pendant des mois, animé par la conscience de faire son devoir d’homme et par l’espoir, fondé, que personne ne pourra imaginer la ruse des papiers cachés à l’intérieur de la structure métallique de son vélo. Il gagne son pari. »
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La mission qu'on lui confie est essentielle : il lui faut utiliser sa réputation de champion comme une couverture, afin de voyager librement à travers le pays, et d'en profiter pour faire circuler documents et faux papiers à travers l'Italie alors occupée par les Allemands. Ce statut de célébrité populaire lui sauvera plusieurs fois la vie.
« Gino, âgé à l’époque de 29 ans, est un champion sportif très célèbre en Italie. Il est connu aussi par les occupants. Un jour, une colonne allemande s’arrête parce que deux militaires cyclistes, tifosi [fervents admirateurs, N.D.L.R] du champion, le reconnaissent et veulent absolument parler avec lui. Un autographe peut sauver une vie ! Bartali a une raison parfaitement plausible pour circuler sur son vélo : l’entraînement. La guerre ne sera pas éternelle et on peut bien imaginer que, après les hostilités, le sport reprendra ses droits. Bref, il doit se nourrir de kilomètres. L’immense avantage de Gino est donc de pouvoir circuler à un moment où personne n’est en sécurité en sortant de chez soi et surtout où personne ne peut aller d’une région à une autre sans risques, interrogatoires, perquisitions. »
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Pour Alberto Toscano, le geste accompli par Gino Bartali est d'autant plus courageux que le sportif aurait pu simplement utiliser son statut de champion et sa position relativement confortable pour éviter les ennuis pendant cette période si troublée, et se mettre hors de danger autant que possible.
« Il aurait pu essayer de mener une vie relativement tranquille, en escamotant autant que possible les nombreux dangers du moment. Il fait un choix complètement différent. Il met au service d’une cause humanitaire les privilèges qui découlent de sa popularité sportive. Il décide de prendre des risques énormes en entrant dans le réseau d’aide aux persécutés. Si Gino n’avait pas été Bartali, il n’aurait pas bénéficié de certains avantages. Mais si Gino n’avait pas été Bartali, il n’aurait pas mis ces avantages au service des autres », détaille l'auteur dans l'un des chapitres du livre.
Même après la fin de la guerre et la libération de l'Italie, Gino Bartali demeurera modeste au sujet de son implication contre le fascisme. Le résistant était rentré dans l'ombre, ne voulant laisser au public que l'image du sportif.
« Il pensait avoir fait son devoir en contribuant à sauver des vies. « Seulement » ça. Donc, pas de raison de se glorifier. Gino [...] n’a jamais aimé parler de ses performances extra-sportives. Il ne voulait être connu et reconnu que pour ses exploits de coureur. Il pensait que les autres médailles lui auraient été éventuellement attribuées dans une autre vie et dans un autre monde, écrit Alberto Toscano pour tâcher d'expliquer la réserve de cet homme. Je n’ai pas pu savoir – et quand je serai en mesure de le savoir je ne serai plus en mesure de vous le dire... – si, dans l’autre monde, Saint-Pierre lui a donné sa médaille. Mais nous savons que, après sa mort, les hommes de ce monde ont finalement reconnu tous ses mérites. »
Entretien avec Alberto Toscano, auteur du livre « Un vélo contre la barbarie nazie » :
Demotivateur — Comment en êtes-vous arrivé à vouloir raconter l'histoire de Gino Bartali ?
Alberto Toscano — Gino Bartali a le mérite "historique" d'avoir contribué à sauver des centaines de persécutés Juifs en Italie, dans la période 1943 - 1944. Le nom de Gino Bartali est aujourd'hui gravé dans la pierre, sur le Mur des Justes de Jérusalem. Cela valait la peine, à mon sens, de parler, et quelque part, de révéler au public français cette histoire extraordinaire. Celle de ce champion cycliste qui, a une époque où il aurait pu parfaitement se cacher pendant la guerre en attendant une époque plus favorable pour lui, a préféré mettre sa vie en péril pour sauver d'autres vies humaines persécutées.
D — C'est un personnage très connu en Italie. Avez-vous souhaité présenter au public français
A.T. — Gino Bartali a gagné, par deux fois, le tour de France. Il a été l'un des plus grands grimpeurs de tous les temps. Il est donc un personnage extrêmement connu dans le milieu du cyclisme et du sport international, et à ce titre il est très connu en France également. Mais, ce qu'on ignorait de lui, ou ce qui n'était en tout cas pas assez connu, c'était essentiellement l'ampleur de son courage pendant la seconde guerre mondiale.
D — Pourquoi êtes-vous si attaché à ce personnage-là en particulier ? Qu'est-ce qui a motivé, pour vous, le passage à l'acte en tant qu'auteur ?
A.T. — J'ai consacré un long article à son sujet la revue Historian revue pour laquelle j'ai collaboré il y a un an, et je suis également fortement attaché, pour des raisons personnelles, au problème de la défense des juifs et de leur déportation dans les camps de la mort pendant la seconde guerre mondiale. À ce titre, je considérais avoir le devoir, ou tout au moins l'opportunité, de parler de l'histoire de Bartali à un public qui n'est pas réduit au cercle traditionnel de ceux qui le connaissent pour des raisons sportives, mais qui va bien au-delà de cela : car cela touche à l'opinion publique toute entière, et à tous ceux qui sont sensibles aux problèmes de la lutte contre les persécutions raciales.
D — Comment avez-vous procédé dans votre enquête pour aboutir à l'élaboration de ce livre ?
A.T. — Mon enquête s'est basée sur trois sources principales. Deux de ces sources appartiennent au domaine au public, la troisième est constituée de témoignages exclusifs que j'ai pu obtenir personnellement. Le premier volet de mon enquête a tout simplement fait appel à l'ensemble des livres, films et documentaires qui ont déjà été écrits ou produits, en Italie surtout, au sujet de Bartali et de son histoire. Je me suis penché sur toute cette documentation publique déjà existante, que j'ai ensuite réinterprétée à la lueur de deux autres éléments qui sont, pour leur part, une particularité de mon livre. L'un de ces éléments consiste en un ensemble de témoignage recueilli par mes soins, auprès de personnes ayant été des témoins directs de ces évènements historiques, ou bien ayant connu des personnes qui les ont vécus, et qui sont aujourd'hui décédées. L'autre élément, c'est une analyse de la presse française de l'époque. Il s'agit d'un point qui n'avait pas été assez, voire pas du tout, prise en compte dans tous les autres livres sur Gino Bartali parus en France et en Italie
D — La particularité de votre livre, c'est donc de s'attacher à étudier l'histoire de Bartali sous le prisme de la presse sportive française ?
A.T. — En fait, la véritable particularité de mon livre a été d'écrire un ouvrage historique qui est pratiquement un roman, un livre qui cherche à rendre cette personne attachante. C'est un livre d'histoire, sans en avoir l'air : tout ce qui est écrit est strictement vrai, mais en même temps c'est écrit comme un roman. Cela semble être une histoire romanesque, et pourtant elle est authentique. Mon but était de présenter Bartali de manière humaine, et de faire en sorte que le grand public aime ce personnage.
D — Dans votre livre, on ressent un lien entre le monde sportif et l'activité politique. Pensez-vous que le sport puisse être une arme de guerre, ou en tout cas, une arme de résistance ?
A.T. — Absolument. Le sport est, par définition, populaire. Le cyclisme était, à cette époque, le plus populaire de tous les sports, plus encore que le football ! Gino Bartali était, comme l'a dit l'écrivain italien Dino Buzzati, l'emblème du travail humain. L'emblème de l'homme seul qui, au nom de sa volonté et de sa détermination pour le travail, arrive à obtenir le succès. Gino Bartali ne se dope pas, Gino Bartali ne triche pas : c'est un homme qui exprime, de façon presque naïve, et certainement spontanée et honnête, le désir d'obtenir des résultats. C'était quelque part l'affirmation d'un Homme, dans sa simplicité, et dans sa singularité, dans sa force, dans sa détermination.