D’abord, essayez de vous représenter toutes les fois, au cours d’une journée, où quelqu’un d’autre parle de football. Puis, dans votre tête, remplacez le foot par un truc qui vous soûle, dont vous n’avez strictement rien à carrer et dont vous ne voudriez surtout pas entendre parler pendant toute la journée. Par exemple, disons — allez, soyons fous : l’Archéologie.
Bien sûr, si il se trouvait que vous êtes également fan d’archéologie, vous pouvez le remplacer par autre chose, comme le tricot ou encore le curling. Mais pour le moment, faisons comme ça et remplaçons le football par l’archéologie.
Enfin, essayez d’imaginer la façon dont se déroulerait pour vous une journée tout à fait ordinaire.
Donc, vous vous réveillez au doux son de votre radio-réveil. Il est 7 heures du matin. Alors que vous ouvrez à peine vos yeux encore tout embués de sommeil, il est déjà l’heure du journal et des actualités archéologiques.
Ces actualités ne concernent pas d’autres domaines qui seraient tout aussi passionnants au demeurant, comme la restauration de bibliothèques ou encore les ouvertures de musées (sauf, évidemment, si il y avait vraiment un évènement très important à ce niveau-là). Non, vous avez juste droit aux infos du jour et aux dernières nouvelles concernant les résultats archéologiques. La loi sur le renseignement vient tout juste d’être votée. À Marseille, des taxis agressent des chauffeurs de Uber. Une nouvelle fouille est annoncée à Giza. Un ancien temple Maya vient d’être découvert. Que des trucs cool.
Vous prenez le petit déjeuner devant votre télé. Encore des actualités. Encore de l’archéologie. Rapide tour d’horizon sur la situation actuelle en Syrie, puis on passe à l’archéo, en grand format vidéo. À l’écran, vous voyez des gens qui dépoussièrent des vieux crânes jaunis et des espèces de petits fragments de poterie. Très bien, très bien, mais l’archéologie ça n’a jamais trop été votre truc à vous. Vous aimeriez bien entendre un peu parler d’autre chose…
Même quand ce n’est pas la saison de l’archéologie, les médias exposent quand même la vie des archéologues les plus célèbres et les plus populaires, pour meubler un peu.
Ils conduisent des grosses voitures de sport rutilantes, sortent avec des mannequins, font de la pub pour des parfums et parfois même, ils se pointent dans les boîtes de nuit branchées et se comportent de la pire manière. Les scandales embrasent la presse de toutes parts, tandis que les paparazzis pistent à la trace ces nouvelles célébrités, relatent ce qui fait leur quotidien quand ils ne sont pas en train d’interroger les sables du passé et les méandres de l’histoire pour y puiser des réponses existentielles.
Même vous, qui n’êtes pas un grand amateur d’archéologie, vous êtes capable de réciter les noms de certains des chercheurs les plus célèbres. Howard Carter, Sir Arthur J. Evans, et bien sûr Champollion, notre fierté nationale… De vraies légendes, même si vous ne seriez pas capable de dire pourquoi, exactement !
Vous n’avez aucune espèce d’idée de ce que c’est que la « saison des transferts », mais vous savez quand même qu’un jeune archéologue allemand très prometteur vient d’être transféré pour une fouille au Pérou, pour une somme d’argent qui suffirait à elle seule à combler le trou de la sécu.
Vous sortez de la bagnole à 8 heures 55 pétantes et vous foncez au travail. Machine à café : de quoi parlent les collègues ? Oh, Jones a fait tomber une amphore grecque vieille de 3,890 ans et l’a brisée sur le sol ? Quel abruti fini, celui-là ! Il mériterait d’être viré illico.
Et ne posez surtout pas de questions sur le malheureux accident qui s’est produit à Rome il y a deux ans — vous risqueriez d’en avoir pour la journée. En même temps, bousiller une colonne vieille de plusieurs millénaires comme ça, ça devrait être passible de meurtre…
Comment ça, tu n’as pas envie de discuter de la prévalence des symboles phalliques dans l’imagerie Inca ? Mais c’est quoi ton problème ?
Enfin, la journée est terminée, vous reprenez la voiture pour rentrer. Toutes les 30 minutes, quelle que soit la station de radio que vous écoutez, quelqu’un parle forcément d’archéologie, pas moyen d’y couper. Vous éteignez prestement les ondes. Alors que vous entrez sur le périphérique, vous passez devant une gigantesque affiche en noir et blanc. Un bel archéologue musclé, bronzé et viril, aux bras d’une femme incroyablement sexy. Il vous fait un clin d’œil. Il tient sa truelle de sa main gauche, la top-modèle se tient à sa droite.
Jurassique, by Calvin Klein.
A présent, vous vous dirigez vers un bar afin de décompresser. Un pub sympa, à l’anglaise, avec un petit patio intérieur. Des affiches décorent les murs. FOUILLES EN LIVE À LA VALLÉE DES ROIS !
Une énorme télé à écran plasma retransmet en direct, le volume est tourné au maximum et les commentateurs archéologiques hurlent à pleins poumons. Dans le bar, des gens passablement bourrés crient en retour à l’écran :
« LA PIOOOCHE ! MAIS PRENDS LA PIOCHE ! »
« MAIS VAS-Y, LÀ ! ENVOIE-LE AU LABO POUR FAIRE LA DATATION AU CARBONE 14, ESPÈCE DE BON À RIEN !! »
« MAIS NOOOON ! MAIS QU’EST-CE QUE TU FOUS BORDEL ? DÉPOUSSIÈRE CE MÉDAILLON DÉLICATEMENT ! LES MÉTHODES DE TRAVAIL DU BRONZE DE L’ÉPOQUE RÉSULTENT EN DES MÉTAUX FRAGILES À L’ALLILAGE IMPUR, QUI PEUVENT ÊTRE FACILEMENT DÉFIGURÉS ! »
Et ça, ce ne sont encore que deux hommes au milieu d’une foule d’une vingtaine de types totalement avinés qui beuglent de façon extatique. Les résultats des analyses au carbone 14 s’affichent ensuite à l’écran, lus avec passion par un petit type à lunettes qui exerce probablement ce métier parce qu’il s’intéresse à cette science fabuleuse qu’est l’archéologie depuis sa plus tendre enfance. L’espèce d’abruti ivre mort et accoudé au comptoir éructe encore : « QUOI ? MAIS DE QUELLE DYNASTIE PHARAONIQUE TU PARLES ? TU SAIS CE QUE CELA IMPLIQUE, AU NIVEAU DE NOTRE COMPRÉHENSION DU DÉVELOPPEMENT AGRICOLE DE L’EGYPTE ANTIQUE ? METS-TOI À LA PAGE, CRÉTIN ! »
Toute la salle approuve en applaudissant et en hurlant de concert, et vous vous demandez bien pourquoi.
Vous préférez encore rentrer chez vous. Vous vous sentez un peu fatigué de tout cela. Il ne vaut mieux pas trop traîner quand l’ambiance chauffe un peu, vous vous souvenez de la fois où vous aviez rencontré ce type qui voulait vous casser la gueule, parce que vous aviez fait l’erreur de dire que vous ne regardiez pas l’archéologie. « Alors comme ça, t’es pas un supporter du paléolithique supérieur ? Tu es un fan du mésolithique, c’est ça ? Tu te crois meilleur que moi ? Viens par là ! »
Au lit. Demain, le cycle se répètera. Cette fatalité à laquelle vous ne pourrez jamais échapper : où que vous alliez, quelqu’un, quelque part meurt d’envie de discuter d’archéologie avec vous.